Les Mots que nous utilisons
Pourquoi un "besoin utilisateur" n'est souvent ni un besoin, ni de l'utilisateur
L'autre jour, je scrollais distraitement sur Instagram quand une vidéo a capté mon attention.
Elle explorait la différence entre trois mots que nous utilisons constamment, souvent de manière interchangeable : besoin, désir, envie.
Une distinction linguistique apparemment anodine.
Un détail sémantique sans importance.
Du moins, c'est ce que je pensais.
Puis j'ai réalisé à quel point ces trois mots imprégnaient mon vocabulaire professionnel quotidien.
"L'utilisateur a besoin d'un processus d'achat plus fluide."
"Nous devons répondre aux besoins des utilisateurs."
"Le principal besoin identifié dans nos recherches..."
Ce mot – besoin – est tellement ancré dans notre jargon qu'il en devient presque invisible.
Un automatisme linguistique, un réflexe verbal que personne ne questionne.
C'est là que ma curiosité de designer s'est éveillée.
Non pas sur une question éthique profonde ou une remise en cause fondamentale de notre métier.
Juste sur un simple mot et tout ce qu'il révèle de notre façon de penser.
Les nuances cachées derrière les mots
Si on s'arrêtait un instant pour clarifier ces termes ?
un besoin : C'est ce sans quoi nous ne pouvons pas vivre ou fonctionner correctement.
L'eau, la nourriture, un abri, la sécurité, l'appartenance sociale. Des éléments fondamentaux, non négociables.
une envie : C'est cette impulsion naturelle qui nous pousse à l'action.
La faim qui nous tenaille, la soif qui nous assèche, le sommeil qui nous gagne. Des signaux de notre corps ou de notre esprit qui appellent à être satisfaits.
Un désir : C'est ce que nous souhaitons, ce que nous convoitons, sans que ce soit nécessairement essentiel à notre existence.
Une nouvelle paire de chaussures, le dernier iPhone, une interface plus élégante…
Ces distinctions semblent évidentes quand on les pose ainsi.
Pourtant, dans notre pratique quotidienne, nous les mélangeons constamment.
Je le fais moi-même tous les jours, sans même y penser.
"J'ai besoin de vérifier mes emails", "j'ai besoin de commander un Uber", "j'ai besoin de poster sur Instagram".
Des désirs transformés en besoins par le simple pouvoir des mots.
Le teaser qui a tout révélé
Cette réflexion linguistique m'a rappelé une situation vécue chez Shopmium.
Pour ceux qui ne connaissent pas, Shopmium est une application de cashback. Les marques présentes dans l'application paient pour proposer des remboursements sur leurs produits.
Un élément particulier de l'interface m'a toujours interpellé : "le teaser".
Il s'agissait d'une page publicitaire qui s'affichait entre la page d'accueil et la page produit.
D'un point de vue UX, cela allait à l'encontre de toute logique.
L'utilisateur clique sur un produit, il veut voir ce produit immédiatement.
Insérer une page intermédiaire freine son parcours et crée une friction inutile.
Pourtant, cette page existait.
Pourquoi ?
Parce que les marques l'exigeaient.
Elle leur offrait un espace publicitaire supplémentaire, une chance de plus de marquer les esprits.
Et c'est là que j'ai commencé à percevoir cette distinction linguistique en action :
Ce que nous appelions "besoin utilisateur" ( ⇒ voir immédiatement le produit) était en concurrence avec ce que je pourrais appeler un "besoin industriel" ( ⇒ maximiser l'exposition publicitaire).
Deux forces opposées, toutes deux qualifiées de "besoins".
Mais étaient-ce vraiment des besoins, au sens strict du terme ?
La confusion linguistique révélatrice
Cette confusion n'est pas anodine.
Elle révèle quelque chose de profond sur notre façon de concevoir notre métier.
Pensez-y !
Quand nous élevons un simple désir au rang de besoin, nous lui donnons une légitimité particulière.
Une urgence.
Une importance fondamentale.
"L'utilisateur désire un processus d'achat plus fluide" sonne bien moins impératif que "L'utilisateur a besoin d'un processus d'achat plus fluide".
Cette inflation sémantique n'est pas nécessairement malveillante.
Elle reflète peut-être notre désir (ou devrais-je dire notre besoin ?) de donner de l'importance à notre travail.
De justifier nos choix de conception.
De renforcer nos arguments face aux décideurs.
Après tout, qui oserait ignorer un besoin ?
Un désir, par contre, peut facilement être remis à plus tard.
Le grand malentendu collectif
Cette confusion linguistique n'est pas limitée au monde du design.
Notre société entière semble avoir perdu la distinction entre besoins et désirs.
Uber n'a pas été créé parce que les gens avaient un "besoin" vital d'avoir un taxi au bout des doigts.
Instagram n'a pas été conçu parce que l'humanité avait un "besoin" existentiel de partager des photos filtrées.
TikTok n'a pas émergé pour répondre à un "besoin" fondamental de vidéos courtes.
Ces plateformes répondent à des désirs, pas à des besoins fondamentaux.
Et c'est parfaitement légitime !
Les désirs font partie intégrante de l'expérience humaine.
Ils nous poussent à explorer, à créer, à nous connecter.
Le problème n'est pas de servir ces désirs.
Le problème est peut-être de perdre de vue cette distinction linguistique, de confondre l'essentiel et le superflu.
Le glissement sémantique interculturel
J'ai observé une différence intéressante entre les approches américaines et européennes du design.
Les entreprises américaines semblent plus directes dans leur approche du "besoin industriel".
"Money is money", le business d'abord, les métriques avant tout.
On le voit clairement avec la tendance actuelle à la "shitification" → cette dégradation progressive de l'expérience utilisateur au profit du profit.
L'Europe, en revanche, semble plus encline à équilibrer le "désir utilisateur" et le "besoin industriel".
Moins brutale, plus attentive à l'expérience, même si le résultat final sert les mêmes intérêts commerciaux.
Est-ce une question culturelle ?
Probablement.
Mais cette différence révèle quelque chose d'important : notre façon de parler des besoins, des désirs et des envies influence notre façon de concevoir les produits.
L'évolution d'un désir vers un besoin
Il existe pourtant des cas où un désir peut évoluer vers un véritable besoin avec le temps.
Prenons Internet.
Il y a vingt ans, c'était un luxe, un désir.
Aujourd'hui, dans notre société, il est devenu si fondamental qu'on pourrait presque le considérer comme un besoin.
Sans accès à Internet, il devient difficile de travailler, d'étudier, de maintenir des liens sociaux, d'accéder aux services publics.
Internet est descendu très bas dans la pyramide de Maslow, peut-être même jusqu'au niveau des besoins de sécurité.
Cela montre que la frontière entre besoin et désir n'est pas fixe.
Elle évolue avec la société, avec la technologie, avec nos modes de vie.
Mais cela ne signifie pas pour autant que tous les désirs deviendront des besoins, ni que nous devrions brouiller cette distinction par facilité linguistique.
Entre réflexion et pratique
Je serais malhonnête si je prétendais que cette réflexion linguistique a fondamentalement transformé ma pratique quotidienne.
La vérité ?
Elle reste une curiosité intellectuelle, une observation sur la façon dont notre langage façonne subtilement notre perception et nos priorités.
Dans mon travail chez Pictarine, par exemple, j'ai mené un projet approfondi sur l'accessibilité qui ne répondait à aucun "besoin industriel" immédiat.
Aucun KPI n'exigeait que nos interfaces soient plus accessibles.
Pourtant, nous l'avons fait, et les conséquences ont été remarquables : reconnaissance par nos pairs, appréciation des clients, et surtout, amélioration tangible de l'expérience pour 36% de nos utilisateurs qui utilisaient Dynamic Type.
Ai-je pensé à cette distinction linguistique à ce moment-là ?
Pas explicitement.
Mais peut-être que, inconsciemment, j'avais déjà compris la différence entre un véritable besoin ( ⇒ l'accessibilité pour tous) et un simple désir industriel ( ⇒ des métriques à court terme).
La double nature de notre métier
Cette réflexion linguistique m'a tout de même fait prendre conscience de la nature intrinsèquement duale de notre métier.
Le design est constamment tiraillé entre deux forces :
Servir l'humain, ses besoins, ses désirs, ses envies
Servir l'industrie, ses objectifs, ses contraintes, ses ambitions
Nous naviguons constamment entre ces deux pôles.
Nous cherchons ce fragile équilibre où le désir de l'utilisateur rencontre le besoin de l'entreprise.
Ce point magique où l'expérience humaine et l'impératif commercial s'alignent.
Grâce à ma double formation en design (e-artsup) et en commerce (HEC), j'ai appris à voir dans chaque fonctionnalité non seulement une amélioration pour l'utilisateur, mais aussi une opportunité commerciale.
Cette perspective m'aide à trouver ce point d'équilibre, à parler les deux langages.
La précision du langage comme clarté de pensée
Cette réflexion sur les mots n'est pas qu'un exercice académique.
Les mots que nous choisissons façonnent notre perception.
Ils orientent nos priorités.
Ils influencent nos décisions.
Quand nous appelons tout "besoin", nous diluons le concept même de besoin.
Nous donnons à tout la même importance, la même urgence, la même légitimité.
Car comme le disait si justement Ludwig Wittgenstein : "Les limites de mon langage sont les limites de mon monde."
En élargissant notre vocabulaire, en précisant nos termes, nous élargissons peut-être aussi notre capacité à penser avec nuance et profondeur.
Un design qui comprend la différence entre besoin, désir et envie.
Un design qui ne prétend pas sauver le monde quand il cherche simplement à vendre un produit.
Un design honnête avec lui-même et avec ceux qu'il sert.
Après tout, n'est-ce pas ce que nous désirons tous ?
À très vite,
Michel
📝 Citation du Jour
« Les langues ne sont pas des instruments de découverte de la réalité. Pour les individus et les sociétés, elles se comportent comme ressources disponibles d'expression. »
— Claude Hagège
🚀 Et maintenant, à toi de jouer !
🎲 Partage cette réflexion
Cette newsletter t'a fait réfléchir sur les mots que nous utilisons quotidiennement ? Elle t'a fait voir ton métier sous un angle linguistique différent ?
Alors partage-la ! Chaque partage est une invitation à questionner notre vocabulaire et, par extension, notre perception du design.
📬 Rejoins l'aventure !
Une newsletter qui explore le design dans toutes ses dimensions, linguistiques, philosophiques et pratiques. Un laboratoire d'idées pour penser notre métier autrement.
💡 Discutons ensemble !
J'aimerais vraiment connaître ton point de vue :
As-tu remarqué d'autres confusions linguistiques dans notre jargon professionnel ?
Comment équilibres-tu les "besoins industriels" et les "désirs utilisateurs" dans tes projets ?
Y a-t-il des produits numériques qui, selon toi, répondent à de véritables besoins humains ?