Le vice de l'Esthétisme : Quand le design oublie sa raison d'être
Au-delà des tendances visuelles, à la recherche de l'essence perdue du design
Scrolle sur Instagram.
Ouvre Dribbble.
Visite Behance.
Qu'est-ce que tu vois ?
Des dégradés lumineux.
Des neumorphismes parfaits.
Des interfaces 3D immersives.
Des animations hypnotiques.
Ce que tu ne vois pas ?
Les utilisateurs.
Leurs besoins.
Leurs problèmes.
Leurs frustrations.
Nous sommes devenus accros à l'esthétique du design, au détriment de son essence.
Chaque année, c'est la même rengaine. Des milliers d'articles sur "Les tendances design de 2025". Des centaines de vidéos YouTube sur "Comment créer ce style qui cartonne". Des dizaines de newsletters qui décryptent "L'esthétique qui va dominer demain".
Je les ai tous lus. Je les ai tous regardés. J'ai moi-même participé à cette course.
Mais pour quoi, au fond ?
Le mirage du changement constant
"L'iPhone 15 ressemble exactement au 14 !"
"Cette interface n'a pas changé depuis des années !"
"Ce site a besoin d'un rafraîchissement visuel !"
Ces phrases, je les entends constamment. Nous avons développé une étrange obsession : si ça ne paraît pas nouveau, c'est que ça n'a pas évolué.
Pourtant, l'évolution la plus puissante se joue souvent sous la surface.
Un iPhone 15 ressemble peut-être à un iPhone 14, mais son processeur, son appareil photo, son autonomie ont fait des bonds. Ces améliorations sont invisibles à l'œil nu, mais transforment radicalement l'expérience. (le 16 c’est encore une autre histoire…)
Nous confondons évolution et maquillage.
L'illusion du progrès visuel
La tyrannie de l'esthétique nous donne l'illusion du progrès.
Nouveau style = innovation.
Nouvelle tendance = évolution.
Nouvelle mode = progression.
C'est rassurant. C'est tangible. C'est visible.
Mais est-ce vraiment du design ?
Le vrai design résout des problèmes.
Le vrai design améliore des vies.
Le vrai design reste souvent invisible.
Dieter Rams ne cherchait pas à créer le prochain "style Braun". Il cherchait à concevoir des produits qui fonctionnent parfaitement.
Steve Jobs et Jonathan Ive ne voulaient pas lancer une "tendance Apple". Ils voulaient des produits si intuitifs qu'ils disparaissent dans l'expérience.
L'esthétique n'est pas le design. Elle n'en est qu'une composante.
La schizophrénie du designer moderne
Nous vivons un étrange paradoxe.
D'un côté, nous prêchons l'importance de l'expérience utilisateur, des tests, de la recherche, de l'accessibilité.
De l'autre, nous nous jetons sur chaque nouvelle tendance visuelle comme des affamés sur un buffet.
Les mêmes designers qui parlent d'empathie utilisateur le matin passent leur après-midi à créer des interfaces "instagrammables" mais inutilisables.
Nous sommes devenus schizophrènes.
Ma propre expérience n'échappe pas à cette contradiction. Combien de fois ai-je sacrifié l'usabilité sur l'autel de l'esthétique ? Combien de fois ai-je choisi une solution visuellement impressionnante plutôt qu'une solution simple et efficace ?
Trop souvent.
Confondre "remarquable" et "visuellement différent"
Dans Buro #4, je parlais de l'importance d'être remarquable, d'insuffler notre vérité dans nos créations.
Mais être remarquable n'est pas être visuellement différent.
C'est comme un bon serveur au restaurant : tu ne le remarques pas quand il fait bien son travail, mais tu te souviens de l'expérience exceptionnelle.
Un produit remarquable n'est pas celui qui paraît le plus innovant, mais celui qui change vraiment nos habitudes.
Le mauvais designer cherche à se démarquer visuellement.
Le bon designer cherche à se démarquer par l'impact.
Apple (avant iOS 18) comprenait parfaitement ce principe. Leur approche n'était pas de révolutionner visuellement leurs interfaces chaque année, mais d'affiner continuellement l'expérience, avec des changements graduels, intentionnels, jamais gratuits.
C'est précisément cette cohérence, cette patience, cette discipline qui ont fait de leurs produits une référence – des produits qui résolvaient parfaitement des problèmes spécifiques sans se soucier des tendances du moment.
Les dégâts invisibles de notre addiction visuelle
Cette obsession esthétique a des conséquences concrètes :
Des produits qui vieillissent mal
La tendance d'aujourd'hui est la ringardise de demain.Des équipes créatives épuisées
Toujours courir après la nouveauté est épuisant.Des utilisateurs désorientés
Changer l'apparence constamment perturbe les habitudes.Des ressources gaspillées
Refaire pour refaire, sans améliorer l'expérience.Une perte de confiance
Les utilisateurs perçoivent ces changements comme superficiels.
L'ironie ? Les sites et applications que nous utilisons tous les jours ne sont pas ceux qui suivent les dernières tendances.
Google. Amazon. Wikipedia.
Ils ne sont pas forcément parfaits, ni même les plus human-friendly. Mais ils sont efficaces. Ils sont... invisibles.
Le principe même du bon design.
La beauté qui émerge de l'intention
Je ne dis pas que l'esthétique n'a pas d'importance.
Elle en a. Une énorme.
Mais la véritable beauté en design n'est pas celle qui crie "Regarde comme je suis beau !"
C'est celle qui murmure .
La véritable beauté émerge de l'intention.
De la cohérence.
De la fonctionnalité.
La beauté n'est pas un objectif. C'est une conséquence.
Les plus belles interfaces que j'ai créées et dont je suis encore fier ne sont pas celles qui suivaient les tendances. Ce sont celles qui résolvaient un problème spécifique pour un utilisateur précis.
Libérer le design de sa prison dorée
Comment sortir de cette spirale ?
Questionner nos motivations
Pourquoi voulons-nous changer ce design ? Pour qui ? Pour quoi ?Mesurer l'impact, pas l'apparence
Un design est réussi s'il améliore des métriques pertinentes, pas s'il génère des likes.Cultiver la patience
Un bon design peut durer des années, voire des décennies. Il n'a pas besoin d'être renouvelé chaque trimestre.Chercher l'invisibilité
Plus un design devient transparent pour l'utilisateur, plus il est réussi.Valoriser la cohérence
Un système cohérent vaut mieux qu'une collection d'éléments tendance.
Le vrai courage en design aujourd'hui, c'est de résister à l'appel de la mode et de la trend.
C'est de dire : ce design fonctionne parfaitement, nous n'y touchons pas.
C'est d'avoir le courage de parfois ne rien faire.
L'esthétique au service de l'expérience
Je ne prône pas un monde sans beauté visuelle. Au contraire.
Je plaide pour une esthétique intentionnelle. Une beauté qui sert un objectif plus grand qu'elle-même.
Une esthétique qui :
Renforce la fonctionnalité
Clarifie la compréhension
Crée une connexion émotionnelle
S'efface quand nécessaire
Dans mon travail quotidien, j'essaie de plus en plus de me poser cette question :
"Si j'enlève cet élément esthétique, est-ce que l'expérience en souffre ?"
Si la réponse est non, je l'enlève. Sans hésiter.
Car au final, le design n'est pas ce que nous, designers, y mettons.
Le design est ce que l'utilisateur en retire.
À très vite,
Michel
📝 Citation du Jour
« Il y a de la beauté quand quelque chose fonctionne et fonctionne intuitivement. »
— Jonathan Ive
🚀 Et maintenant, à toi de jouer !
🎲 Partage cette réflexion
Cette newsletter t'a fait réfléchir sur ta propre relation à l'esthétique et aux tendances ? Elle a remis en question certaines de tes pratiques ?
Alors partage-la ! Chaque partage aide d'autres designers à se recentrer sur l'essentiel.
📬 Rejoins l'aventure !
Une newsletter hebdomadaire qui explore le design au-delà des apparences. Un laboratoire où l'on questionne nos pratiques et où l'on cherche l'essence.
💡 Discutons ensemble !
J'aimerais vraiment connaître ton point de vue :
Quelle tendance design récente t'a semblé plus esthétique que fonctionnelle ?
T'est-il déjà arrivé de sacrifier l'usabilité pour l'esthétique ? Dans quel contexte ?
Quel est le meilleur exemple de design pour toi ?